Apollinaire et le vin ( 2 )
L'ivresse est aussi chez Apollinaire le moyen de vivre la simultanéité. Il vit à une époque où tout va vite : l'industrie automobile s'impose, le développement de la photographie et des premiers films impressionnent, et l'aéronautique a ses premiers héros...
Aussi, souhaite-t-il recréer un présent qui puisse se prolonger. Le vin est alors le philtre magique qui arrête le temps, l'éternise. Dans les romans de chevalerie, c'est souvent un philtre pour un amour éternel1. Abreuvé de vin, Apollinaire revendique une capacité à détruire toute chronologie pour au contraire fondre en une simultanéité des peintures du passé et du présent.
Dans 1909, il décrit selon le principe du blason (genre littéraire du XVIème siècle, qui prend naissance au Moyen-Âge où il avait pour but de louer l'exploit chevaleresque) la beauté d'une femme qu'il va alors associer aux noirceurs des ouvrières. Etonnante superposition comme on s'habitue à en lire chez Apollinaire. Surtout, une sorte d'arrêt sur image d'une fresque moderne dont l'intonaco est médiéval ou exotique ( on peut penser aux Contes des Mille et une Nuits).
Citons :
La dame en robe d’ottoman violine
Et en tunique brodée d’or
Décolletée en rond
Promenait ses boucles
Son bandeau d’or
Et traînait ses petits souliers à boucles
Elle était si belle
Que tu n’aurais pas osé l’aimer
J’aimais les femmes atroces dans les quartiers énormes
Où naissaient chaque jour quelques êtres nouveaux
Le fer était leur sang la flamme leur cerveau
J’aimais j’aimais le peuple habile des machines
N'oublions pas surtout !, le vin est une saveur et c'est ce que le poète souhaite distiller dans l'écriture. La saveur d'écrire et de lire.
Ce bonheur est incidemment explicité par l'association récurrente du verre et du rire.
Dans le poème qu'il a composé pour son ami André Salmon et qu'il lui a lu à l'occasion de son mariage, le verre, tombant, se brisant, donne à rire.
Les verres tombèrent se brisèrent
Et nous apprîmes à rire
Nous partîmes alors pèlerins de la perdition
Dans Nuit Rhénane, "le verre se brise comme un éclat de rire".
Le plaisir du lecteur est l'ivresse des mots, et des images qui tourbillonnent sensoriellement, visuellement et phonétiquement. Investir et lire Apollinaire c'est vivre une poésie qui gomme les frontières spatiales et temporelles, c'est se laisser enivrer d'une parole fascinante car décuplée de sens que le poète nous dit de choisir.
S'il y a excessivité parfois – car le sens n'est pas toujours donné, il doit être exploré – il y a néanmoins une musicalité orphéique. Apollinaire revendique sa volonté d'animer par son pouvoir poétique. Il ne veut pas nécessairement retrouver son Eurydice (Lou, Annie...). La femme n'est intéressante que dans l'intemporalité de son souvenir, et dans le rattachement possible à la présence du vin. Le poète veut tout réinventer, recréer ( à commencer par son nom : il choisit de se faire appeler Apollinaire en souvenir du prénom de son grand-père Apollinaris...) à travers le filtre d'une l'écriture nimbée de vin, et d'alcools.
Les femmes
Dans la maison du vigneron les femmes cousent
Lenchen remplis le poêle et mets l'eau du café
Dessus - Le chat s 'étire après s 'être chauffé
- Gertrude et son voisin Martin enfin s s’épousent
Le rossignol aveugle essaya de chanter
Mais l'effraie ululant il trembla dans sa cage
Ce cyprès là-bas a l'air du pape en voyage
Sous la neige - Le facteur vient de s 'arrêter
Pour causer avec le nouveau maître d'école
- Cet hiver est très froid le vin sera très bon
1Notons que dans l'Opéra de Donizetti ( 1832 ), inspiré de Tristan et Iseult, c'est un vin de Bordeaux qui est choisi en guise de philtre